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Leçon 4, l'œuvre d'art est une croisée des mondes

Dernière mise à jour : 5 janv. 2021

Nous avons défini le Beau comme tout ce que j’aime et peux saisir, ordonnancé, qui me rassure par son indéfectible présence au-delà du temps et des modes.


Appréhender une œuvre d’art signifie donc trouver une réassurance à notre propre présence au monde. Cela signifie également faire la part de ce qui nous équilibre ou déséquilibre.


Le Cri d’Edvard Munch (1893) peut nous éclairer sur cette faculté qu’a notre Préconscient à organiser au mieux, à saisir par réflexe, hors de notre Conscience, malgré-nous, en un instant les geysers de l’Inconscient.


Cette tempera sur carton est probablement l’une des œuvres les plus médiatisées de notre époque. Aussi célèbre que la Joconde de Da Vinci, ils sont pourtant à l’opposé esthétique l’une de l’autre. Le peintre de la Renaissance pose dans la Joconde tous les canons de l’indéfectible Beauté au-delà du temps et des modes. A l’inverse Munch tente de générer la panique de l’instant dans un paysage prêt au malaise vagal.


Classiquement le Cri est associé à quelques lignes du journal intime du peintre : Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville — mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété — je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature.


L’œuvre suit l’un des principes majeurs du rêve : la fonction de transposition, la mise en image, la mise en scène dramatique d’un évènement diurne par des métaphores, des relations conceptuelles ou abstraites visant dans une forme de rébus, de codage, soit à contourner la censure, soit à se relever d’une certaine forme de sidération.


L’extrait du journal intime mis en parallèle avec l’œuvre révèle quelques une de ces transpositions : les navires représentant le fjord, les langues de feu et de sang s’entremêlant, un sentier devenu ponton, un couple insouciant abandonnant l’auteur à sa panique. Il y aurait fort à dire sur ce couple s’éloignant vers l’horizon du tableau, dos tournés, ne prêtant pas attention à Munch. Le véritable travail du rêve dans cette œuvre est bien entendu le cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature transposé dans le cri d’effroi du personnage principal ondulant comme les flammes du ciel sur un ponton rectiligne. Hors de la convergence entre ce ciel phénoménal et l’angoisse d’abandon, ce qui nous intéresse ici est la fascination que nous avons pour cet instant d’angoisse.


Dépassant l’a priori de ce qui aurait pu être perçu comme le dessin d’adolescent se débattant dans son univers cauchemardesque et abandonné de ses parents, nous y trouvons, malgré-nous, le Beau déconnecté d’une esthétique confortable.


Qu’est-ce qui génère ce tout ce que j’aime et peux saisir, ordonnancé, qui me rassure par son indéfectible présence au-delà du temps et des modes ?


Cette effroyable scène que l’auteur tente de partager avec nous appartient à l’Inconscient, au cri, aux images sans mots, de l’artiste… Pas au nôtre. D’ailleurs désire-t-on faire preuve d’empathie avec l’artiste, prendre le risque de partager son effroi ?


Que reste-t-il à Munch abandonné par le couple ? Repoussant, comme une momie édentée, déformé par une angoisse du fond des temps, seul, vacillant sur le ponton, comment arrivera-t-il à capter notre attention ?


Là est tout le génie de l’artiste… La prise d’otage de notre préconscient. Juste avant le moment de l’analyse, juste avant que les mots s’ordonnent et s’enchaînent, juste au moment où nous organisons inconsciemment les choses.


Devant notre propre mal-être généré face à ces formes et forces perturbées, Munch nous distille en toile de fond notre besoin permanent de réassurance par des canons si culturellement réflexes qu’ils peuvent se présenter à nous juste de manière subliminale sans prendre le pas sur le geste de l’artiste.


En percevant le tableau hors de la transposition du rêve, hors des couleurs et des formes, nous sommes frappés par une forte ligne directrice partant du coin inférieur droit du tableau et filant dans l’axe de la marche du couple de promeneur. A droite de cette ligne la nature étrange et ondulante, à gauche est la confortable rectitude du ponton courant au-delà du tableau. Cet axe est l’indéfectible rambarde séparant l’étrange du reconnu… Première prise d’otage.



Skrik, Edvard Munch, 1893, Nasjonalgalleriet, Oslo

La seconde est encore plus subliminale. Cette œuvre est bâtie classiquement sur une grille d’or composée de neuf rectangles [A,B,C,D,E,F,G,H]. Le personnage principal occupe la stricte moitié de l’axe vertical. Il occupe également strictement la surface de [I] en ondulant. La langue générant le cri est posée strictement sur la base de la surface [A]. Quant au reste, je laisse la joie au Conscient du lecteur d’en redécouvrir les autres axes et proportions.


Derrière l’abandon, la frayeur, la nature folle, l’édenté, la peau de momie, le chauve et le sans sourcil, notre Préconscient organise les axes et les proportions suivant un schéma préidentifié. Il fait de ce terrain étrange un pays où règnent les bases de notre préhension du monde, apprivoisé sans effort… Réassurance de ne pas sombrer dans la folie du personnage principal. De plus, le personnage est légèrement en contrebas de notre vision horizontale, nous n’avons même pas à subir directement la folie dans ses yeux. Notre malaise en est atténué.


Munch nous ménage donc et nous guide malgré-nous vers le Beau. Là où nous aurions dû fuir face à une peinture déroutante et renvoyant à nos propres angoisses, aux geysers incontrôlés de notre propre inconscient, elle nous capte, nous assoit dans l’au-delà du temps et des modes.


Cette œuvre nous démontre également l’importance des axes directeurs dans la perception d’une œuvre qui nous est étrangère, que l’on ne peut ni saisir dans sa globalité de sens, ni dans sa familiarité.


Outre ces axes nous permettant de nous poser en toute assurance sur notre fonds culturel, Otto Rank nous alerte dès 1932 (Rank, 2014) sur l’existence d’autres axes sous-tendus dans l’œuvre d’art. Il pose l’hypothèse qu’une œuvre est au final le produit d’un dialogue entre un microcosme, le monde intime créé par l’artiste et un macrocosme représentant sa conception de l’univers. Entre les deux, les « mots » et la grammaire formant l’œuvre est portée par des vecteurs directs reliant chacune de ces deux conceptions d’univers, mais également par des cercles, infinis sans début ni fin, lignes revenant sur elles-mêmes comme une renaissance.



Ces vecteurs définis par Rank sont également à penser comme des phrases, des chemins suffisamment balisés et confortables pour l’artiste entre ses deux univers. La question est de savoir si l’artiste a laissé suffisamment de portes saisissables à son public.


Si l’œuvre d’art est réellement une finalité faite de mots, grammaire et phrases cela signifie que le travail de l’artiste se situe non pas dans l’Inconscient uniquement composé d’images, sans temps ni relation ordonnée, mais dans le Préconscient où s’assemble l’univers de l’artiste en fonction du contexte et de son expérience.


Qu’en est-il des œuvres de commande ou d’une création contrainte par un contexte ou un espace ? Le Conscient du commanditaire, le contexte social, spatial ou politique, conforme bien entendu le rendu de l’œuvre. La commande est alors non plus un vecteur rectiligne ou circulaire entre les deux univers de l’artiste mais une ligne forgée sur les contours d’une forme préalablement définie. Nous pouvons alors parler de spirale dont l’espace entre la ligne continue est la forme, le Conscient, du commanditaire. Le dialogue s’établit cette fois entre le microcosme de l’artiste et le macrocosme de la commande. La finalité, l’œuvre, naissant au point de rencontre des Préconscients des deux acteurs. Le choix de l’artiste par le commanditaire se situe sur l’accord potentiel entre le macrocosme du commanditaire et le microcosme de l’artiste. Tandis que l’acceptation de l’artiste peut tout autant être liée à sa capacité à dialoguer depuis son microcosme qu’à des considérations de survivance propre. Nombreuses sont les cathédrales dissimulant des sculptures volontairement irrévérencieuses envers le commanditaire…


Observer, ne pas se détourner, prendre possession d’une œuvre d’art signifie donc être en capacité de laisser notre Préconscient s’imprégner par tout ce qui porte le Beau. Autrement formulé, c’est laisser notre Préconscient libre de se saisir de l’ordonnancement et de tout ce qui me rassure par son indéfectible présence au-delà du temps et des modes.


C’est également, dans la mesure du possible, établir toute la cartographie des chemins, de la forme des vecteurs, liant le microcosme de l’artiste à son propre macrocosme ou celui de son contexte de commande.


C’est enfin accepter que l’œuvre d’art comme finalité est la forme donnée par le Préconscient. Que tout comme un rêve, elle n’est que la tentative d’une transposition d’images, de temps et forces que l’artiste a bien voulu, ou a été en devoir, d’extérioriser pour lui et/ou pour nous.

Rank, O. (2014). L'art et l'artiste, créativité et développement de la personnalité [1932]. Paris: Petite Bibliothèque Payot / Psychanalyse.

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