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Fêtons la Saint Noé

Dernière mise à jour : 20 nov. 2020

Nos civilisations transméditerranéennes font du vin l’insigne des sociétés civilisées. La civilisation est définie ici par le fait qu’un peuple ait quitté sa condition primitive (un état de nature) pour progresser dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées. (Voir https://www.cnrtl.fr/definition/civilisation )



Ulysse et ses compagnons aveuglent Polyphème
Ulysse et ses compagnons aveuglent Polyphème (c) BNF

Ulysse et Polyphème


D’ordinaire, pour appuyer cette idée, on convoque alors le fourbe Ulysse et le malheureux Cyclope Polyphème. Celui-ci connaissait le frais plaisir du jus directement pressé de la grappe sauvage, tandis qu’Ulysse connaissait la voie ahurissante du jus en fermentation d’une vigne habilement conduite. Polyphème était un ermite vivant de l’ici et maintenant, fuyant dans sa grotte la compagnie de ses semblables, une vie sans relief mais heureux au milieu de ses moutons, de ses fromages et de la nature généreuse. Ulysse était le capitaine d’un équipage de marins à qui on ne la racontait plus et qui plus est roi d’un village d’agriculteurs, aux chants de banquets prisés, aux tapisseries habiles.

Ce moment de l’Odyssée nous décrit une scène emblématique de la ruse d’Ulysse. Elle glissera progressivement vers l’illustration de la supériorité de l’esprit sur l’état de nature, puis vers l’évidente prééminence des sociétés d’hommes de raison et bien conduits face aux balourds, primaires et monstrueux sauvages sans foi ni loi. Cet épisode illustre l’état de nature égocentré, pour ne pas écrire anarchique car ce terme serait trop communautaire, aveuglé et mis à genoux par l’état social et civilisé. L’arme ultime ? La conscience des effets physiologiques du jus de la grappe fermenté, du vin.


Dans notre société actuelle, on peut pourtant être ivre mort par choix, par ignorance, par fuite ou à l’inverse, se lier à la quête de la voie ultime à la levée de nos barrières trop rationalisantes, trop humaines, en cherchant précisément l’inconscience individuelle ou communautaire dans un monde présent, parallèle ou à venir.


Ce discours du vin vecteur de civilisation me semble suspect et ne correspondre qu’à une idée récente cherchant à se détacher du Pressoir Mystique et de trouver désespérément une image identitaire antérieure à la fixation des dogmes de l’Eglise. De plus à l’époque d’Ulysse et des premiers conteurs, le non-humanisé était celui qui n’honorait pas les dieux, ses dieux à lui.


Homère était bien loin d’un jugement sur l’état de nature en lui-même ou du génie des idées. Polyphème était fils de Poséidon, l’un des dieux d’Ulysse. Il était simplement un être monstrueux sur lequel la duperie, la réflexion tordue, pouvait être utile et salvatrice… Au même titre que la duperie du Cheval de Troie. Les Troyens étaient bien loin d’être considérés comme des simplets, sans raison et mal conduits… De plus ils partageaient aussi très largement le panthéon d’Ulysse et de ses compagnons.


D’autres encore actuellement font de cet épisode une allégorie de la supériorité des sociétés organisées autour d’une cité.


Civitas contre Civilisation


CivitasCivilisation, les deux termes tendent à se rapprocher et se nourrir l’un l’autre depuis la fin du XVIIIe siècle (1). Civitas (lat.) définit tant le territoire d’une cité, cette cité elle-même, le droit de cité et l’ensemble de ses citoyens. Oui, pour élaborer un vin il faut être sédentaire et depuis plusieurs générations : vinifier n’est pas uniquement sélectionner un plant, composer un terroir et tailler une vigne, c’est aussi et surtout assimiler un long processus technologique et bénéficier de l’expérimentation des générations précédentes en matière d’évolution du jus de la grappe.


Cependant, la Civitas favorise ces opérations, mais ne les génère pas. Il y a eu, il y a encore des Civitas sans vignoble ou sans accès au commerce du vin de raisin… Il y a eu, il y a encore des civilisations fines d’esprit ayant beaucoup plus le goût au vin de rose qu’à celui du raisin.


En revanche, faire du mode de consommation du jus de la grappe le support de distinction entre Nous et l’Autre en tant qu’étranger, celui aux mœurs étranges, incompréhensibles, décalées, insupportables, irrespectueuses… Oui. Encore actuellement une partie des communautés d’esprit s’excluent mutuellement non pas autour de la culture de la vigne ou du raisin, mais autour de la consommation du jus fermenté de la grappe.


Hors des symboles et des voies mystiques, pour le monde judéo-chrétien la jouissance du vin est du monde présent, pour le monde musulman elle est du monde d’après. Tous les deux sont des Ulysse possédant parfaitement la conscience et une codification de toute la gamme des usages et effets du vin. L’amour du vin y est identique, seul le rapport à Soi et son image face à l’Autre sont différents.


Euripide adapte et met en scène la rencontre entre ces deux personnages dans sa pièce Le Cyclope (424 av. è. c.). Ce drame satirique se joue de l’idiotie de Polyphème et de ses congénères, non pas à cause de leur méconnaissance des effets du vin, mais pour avoir été abusés par un jeu de mot d’Ulysse.


Que ce soit dans le texte de l’Odyssée ou dans la pièce d’Euripide, les deux personnages sont épris d’amour pour le jus fermenté de la grappe. Ulysse n’a que très ponctuellement préféré la sauvegarde de son propre Soi et celui de ses compagnons… Ceux-ci n’ont rien à envier à Polyphème… Peu de temps avant l’arrivée sur l’île des Cyclopes, ils ont failli être exterminés lors de l’épisode du raid contres les Ciconiens (Chant IX), tellement leur ivresse était avancée. Dans le chant d’Homère, c’est le reste de ce vin de Ciconiens qu’Ulysse propose finalement à Polyphème, tandis que dans le texte d’Euripide c’est Maron, le petit-fils de Dionysos, qui a offert le vin capiteux à Ulysse… Autrement dit, ce n’est ni Ulysse ni ses compagnons qui ont usé de leur savoir pour vinifier cette boisson.


Ainsi, il me semble que faire de la production du vin un critère de civilisation ou de mesure de l’évolution des idées parait tout à fait insoutenable. De même évaluer le boire, la sobriété, la consommation mesurée ou démesurée comme corrélés directement au niveau culturel d’une société est dénué de toute objectivité. Cette idée est d’ailleurs en complète contradiction avec notre propre culture française. Dans le Barbier de Séville, Beaumarchais fait dire à Rosine : Convenez pourtant, monsieur, qu’il est bien gai, ce jeune soldat ! À travers son ivresse, on voit qu’il ne manque ni d’esprit, ni d’une certaine éducation.



L'ivresse de Noé - XIe-XIIIe - Basilique San Marco - Venise
L'ivresse de Noé - XIe-XIIIe - Basilique San Marco - Venise

Noé


Un autre personnage transméditerranéen lié à l’ivresse par le vin et ses conséquences est Noé. Il est assimilé par les religions du Livre au géniteur idéal et pratique de toute les races humaines, de toutes les civilisations à venir. Était-il un Polyphème pressant dans ses grosses mains la grappe à l’état de nature ? Était-il un Ulysse savant jouer des états physiologiques conduits par le jus fermenté ? Quoiqu’il en soit, l’un des premiers actes fondateurs après la sortie de l’Arche a été de planter sa vigne, de s’approprier un territoire fixe apte à initier les cycles de l’agriculture, d’engager un avenir essaimant autour d’un lieu, de signifier sa sédentarité et son expansion terrienne après une longue dérive sur les eaux.


Peut-être trop heureux de se retrouver à nouveau maître de son destin, ou trop submergé par les événements récents, il se laisse prendre par le vin de sa propre vigne. Qui oserait le regarder comme un simplet sans foi ni loi ? C’est bien l’inverse, il est dépeint comme un homme profondément pétri par la foi, la tradition et la loi, au-delà même de la raison commune à l’époque.


Il serait peut-être beaucoup plus judicieux de voir en lui l’image de l’humanité la plus profonde… Celle névrotique, écartelée entre ce que l’on veut d’elle et ce qu’elle aurait aimé être, entre ce à quoi elle doit prendre part et ce à quoi elle n’aurait pas voulu avoir conscience. Celle ayant un besoin de seuil, d’un moment intime de pause, entre ces écarts insoutenables. Celle cherchant le moyen de se soustraire individuellement à ceci ou à l’inverse rendre la névrose supportable en la partageant avec l’Autre.


Extase


Réduire l’ivresse à sa part bachique, l’extase, est aborder ce seuil par l’anéantissement des liens émotionnels, des sensations et des perceptions subjectives au profit d’autres lois dont nous ne sommes pas responsables. L’extase prend alors lieu, temps et place de la jouissance. Par cette castration de nos sens propres, c’est s’interdire le plaisir de Soi et en conséquence fuir ce que l’on aurait aimé être pour se nicher dans ce que l’on voudrait peut-être de nous. L’extase inhibe la relation à Soi et désinhibe la relation à l’Autre. L’extase est une décorporation momentanée.


Intase


L’ivresse peut cependant être beaucoup plus intérieure, c’est alors l’intase, la conduite vers nos sensations intestines, l’incorporation totale du Soi et la priorité laissée à ce que l’on aurait aimé être, à Soi et à ce qui nous entoure. La jouissance libératoire vient alors parapher le processus du travail des sensations et des émotions conduisant du désir au plaisir. L’intase absolue étant la communion des Soi circulant de l’un à l’autre des acteurs de la communauté présente. La communion étant un sens commun et non un sens unique, elle désinhibe le Soi individuel en s’appuyant sur la synergie avec celui de l’Autre.


L'ivresse de Noé


Noé pris de vin était au seuil névrotique, tiraillé entre ce que l’on a voulu de lui et ce qu’il aurait aimé probablement ne jamais vivre. Conscient de la portée du cataclysme traversé, peut-être avait-il aussi une forme de syndrome du survivant… Il se retrouvait une nouvelle fois face à ce que l’on attendait de lui, repeupler activement la terre. Peut-être aurait-il voulu être déchargé de cette responsabilité… Quoiqu’il en soit, il était conscient de la charge immense qui reposait sur ses épaules.


Comment pourrait-on alors qualifier son ivresse ? Extase ou intase ? Peut-être une intase ayant fini en extase… Se poser là, un verre à la main en appréciant avoir traversé le cataclysme, heureux d’un vrai chez-soi et puis découragé ou peu sûr de lui face à la tâche à accomplir a-t-il eu le besoin de s’extraire de son corps, de son temps et de son contexte ? L’intase n’endigue pas l’extase…


Noé pris de vin n’a pas été jugé irresponsable, ni même maudit, bien au contraire. Il est allé au-delà du seuil raisonnable certes, mais avait pris soin de cuver à l’abri des regards, dans sa tente. De ses fils, seul Cham a été maudit pour ne pas avoir respecté la nudité de son père. Cette malédiction était-elle une décision opportune, fondée, communautairement raisonnable ou sacrifiant à une politique plus globale… ? Là, j’ai le luxe de m’extraire de la problématique… Mais son acte est fondateur, ou justificateur a posteriori, et n’a pas été remis en question pour qui le personnage de Noé à un sens.



Le Calendrier lié au vin


Dans la majorité des terroirs viticoles actuels existe une corrélation entre le cycle de la vigne et le calendrier grégorien marqué par les fêtes patronales locales liées aux saints Vincent, Verny, Vernier, Werner et plus rarement à Jacques (3).


La Saint Vincent (22 janvier) est le seuil entre les périodes d’hibernation et de retour de la végétation. La sagesse populaire dit : à la saint Vincent, l'hiver s'en va ou se reprend . Cependant, dans ce calendrier aucune de ces dates charnières n'est liée directement au cycle du vin lui-même, ou à un événement majeur relatif au vin.


En France, seul le calendrier républicain, en usage de 1793 à 1805, a fait la part belle à la vinification au travers des vendanges et de la naissance du vin. Le premier mois de l’année, Vendémiaire (22 à 24 septembre au 21-23 octobre, littéralement la période des vendanges), chante le travail du raisin.


Primidi, le premier jour de la première décade de Vendémiaire était consacré au raisin et se calait à l’équinoxe d’automne. L’année s’ouvrait donc sous les « auspices » du raisin prêt à vendanger et ce mois était ponctué de rappels aux premières étapes de la vinification. Le Jour 10 était celui de la cuve, le 20ème du pressoir et le 30ème du tonneau. Dans l’année, plus aucun autre jour ne célébrera le principal produit de la vigne. Le 21 Brumaire (11 novembre) fait bien référence à la bacchante, mais il s’agit là de la plante du même nom et non pas l’une des suivantes du cortège de Bacchus. Ce calendrier est bien entendu par essence déconnecté du rythme religieux qu’il soit actuel ou plus antique. Ainsi ne retrouve-t-on aucune liaison avec les saints patronaux précités, ni avec les fêtes antiques détournant les colères de Jupiter, telle la vinalia priora, le début de la consommation des vins de la vendange précédente, le 23 avril ou la vinalia rustica , les bénédictions sur les vendanges à venir, le 19 août, ni même la méditrinalia du 11 octobre marquant la fin des opérations liées aux vendanges où l’on consommait le premier jus et des vins plus ancien. Cette dernière fête est intéressante également dans le sens où le vin était associé à la médecine. La libation usuelle était : Je bois du vin vieux, je bois du vin jeune. Je me guéris des maladies anciennes, je me guéris des maladies récentes (4).


Fêtons la Saint Noé.


Noé, en tant que saint, est associé à notre calendrier en vigueur actuellement. Il est a priori dépossédé de ses attributs fondamentaux liés au renouveau de la culture de la terre, à la refondation de la société, ou même à son ivresse.


Faisons un tout petit peu preuve d’impertinence. Le jour attribué à Noé est le 10 novembre, pile au milieu du début de la commercialisation des vins primeurs (fin Octobre) et le troisième jeudi de Novembre classiquement réservé au Beaujolais nouveau (19 octobre). Et puis, Novembre est le mois idéal pour les plantations… On dit qu’à la Sainte Catherine tout bois prend racine (25 novembre)…


Pourquoi ne pas fêter l’humain Noé comme le seuil entre le jus de raisin et la naissance du vin tout en célébrant la plantation des vignes nouvelles ?


En place de l’extase, de l’ivresse bachique débridée éloignant l’angoisse des foudres de Jupiter… Célébrons l’intase, la jouissance maîtrisée de nos profondeurs intestines, célébrons le lien direct de notre Soi au Soi de l’Autre. Célébrons notre besoin d’assemblée, de communion à la fière promesse des vins nouveaux.



(1) Herodote.net (https://www.herodote.net/civilisation-mot-490.php ) : On le retrouve en 1770 dans L’Histoire des Deux Indes, un ouvrage majeur du siècle des Lumières, attribué à l’abbé de Raynal et plus probablement à Diderot : «La civilisation d'un empire est un ouvrage long et difficile». Dans cet ouvrage, le mot «civilisation» est employé comme synonyme de «rendre policé» (de polis, cité en grec). Il exprime le processus qui permet aux hommes de s’élever au-dessus de l’état de nature, en corrélation avec le développement des villes.

(2) BEAUMARCHAIS, Le Barbier de Séville, II, "En 1877 existait encore en Moselle la fête des tonneliers. Le 25 juillet, jour dédié à Saint-Jacques la profession ornait les statues de leur Saint Patron des premières grappes de raisin."

(3) CARCOPINO Jérôme, article Vinalia, in Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines d’après les documents, Hachette, Paris, 1877-1919

(4) HILD J. -A, article Meditrinalia, in Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines d’après les documents, Hachette, Paris, 1877-1919

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